Question du 20 janvier 2021 de Sabine ROBERTY à Bénédicte LINARD, vice-présidente du gouvernement et ministre de l’Enfance, de la Santé, de la Culture, des Médias et des Droits des femmes
La culture est un vecteur d’émancipation et d’élévation. Elle est aussi un vecteur de réinsertion! L’accès à la culture doit être une réalité pour tous, même en milieu carcéral! La culture permet également de se découvrir, de se redécouvrir, de se créer une identité propre. Elle ouvre la voie à la réflexion, à la compréhension, à la tolérance. La culture constitue un lieu, un moment privilégié entre le milieu carcéral et l’extérieur. Elle aide à réparer, à guérir. Elle humanise, elle encourage les rencontres, les échanges et les confrontations de différents points de vue. En ce sens, la culture donne la possibilité de se reconstruire dans ses rapports à l’autre et à la société. Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, la culture est un précieux trésor qui appartient à tous et devrait être partagé par tous, en prison comme ailleurs. Elle ne devrait pas être un luxe, un accident, une rareté, une éventualité. La culture en milieu carcéral a fait l’objet d’un dossier spécifique dans le rapport annuel «Focus culture 2019» de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Plusieurs initiatives favorisent l’accès à la culture dans les prisons, mais les obstacles sont multiples tandis que les moyens engagés semblent insuffisants. Parmi les problèmes relevés dans le rapport annuel, je vois l’absence de bibliothécaires professionnels, de logiciels de prêts de livres et d’analyses de territoire pour sélectionner des ouvrages adaptés à ce public. D’un point de vue logistique, il paraît évident, à la lecture du rapport, qu’il n’est pas aisé d’organiser des ateliers en prison: annulation pour insuffisance de personnel, détenus en déplacement sanitaire ou au parloir, libérations, difficultés d’acheminer le matériel requis dans le respect des protocoles de sécurité et organisation longue et compliquée, notamment quant aux autorisations à obtenir au préalable, constituent autant de freins à l’élaboration de ces ateliers culturels. Du reste, le caractère ponctuel de ces activités ne favorise pas leur bon fonctionnement. Le rapport «Focus culture 2019» démontre l’intérêt d’engager des bibliothécaires professionnels dans les prisons. Ces agents seraient chargés du développement des pratiques de lecture et des capacités langagières, de la gestion de la politique documentaire, des animations, des ateliers et des médiations.
Madame la Ministre, quels sont les freins à la création d’un tel dispositif?
Quelles solutions préconisez-vous vis-à-vis de ces obstacles?
Entretenez-vous des contacts avec l’actuel ministre fédéral de la Justice Vincent Van Quickenborne pour favoriser le développement culturel dans les prisons?
Dans quelle mesure l’action culturelle est-elle prise en compte dans le projet d’établissement des prisons sur notre territoire, une compétence que vous partagez avec le pouvoir fédéral?
Le personnel pénitentiaire est-il sensibilisé à l’importance de l’action culturelle en milieu carcéral?
Comment les différents ateliers culturels sont-ils choisis?
Tiennent-ils compte des différences culturelles de chacun? Ceci me paraît essentiel dans un souci d’inclusion parce que la construction identitaire passe aussi par la différenciation culturelle. À cet égard, il est impératif de ne pas tomber dans la domination culturelle.
Qu’en est-il de l’accès à la culture dans les centres de détention pour mineurs?
En 2019, pour la première fois et grâce à la collaboration de l’ASBL Aide et reclassement, le cinéma documentaire belge francophone s’est invité dans trois prisons dans le cadre de l’opération «Mois du doc». L’initiative semble avoir rencontré du succès auprès d’un grand nombre de détenus. Sera-telle renouvelée lors des prochaines éditions du «Mois du doc»?
Réponse de Bénédicte LINARD, vice-présidente du gouvernement et ministre de l’Enfance, de la Santé, de la Culture, des Médias et des Droits des femmes.
Jean-Marie Delarue, ancien contrôleur général des lieux de privation français, propose une belle définition de ce que la culture cultive en prison: «la part d’homme libre des personnes enfermées». Jean-Marie Delarue écrit aussi que «la bibliothèque, en prison, est une oasis de temps et de lieu dans un désert quotidien permanent». Certes, jamais une oasis n’abolira le désert, mais est-elle inutile pour autant? Comme vous, je ne le crois pas. L’action culturelle en milieu carcéral ne va pas de soi. Il existe une tension entre la fonction traditionnelle de la prison et le sens des pratiques culturelles. Deux logiques s’y opposent: l’une, de contrôle et de sécurité, et l’autre, d’émancipation. Alors que l’art sous-entend une prise de risque, une liberté et une expression de soi, la prison met l’accent sur la régulation, les contrôles imposés et la minimisation des risques. Toutefois, l’article 76, §§ 1 er et 2 de la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique interne des détenus prévoit que «l’administration pénitentiaire veille à ce que le détenu bénéficie d’un accès aussi large que possible à l’ensemble des activités de formation proposées», telles que l’enseignement, l’alphabétisation, la formation socioculturelle et les activités créatives et culturelles. Dans les prisons cohabitent des travailleurs qui n’ont pas les mêmes missions et se voient assigner des tâches très différentes. À titre d’exemple, les assistants de surveillance sont employés par l’administration pénitentiaire et sont chargés d’assurer des missions liées, pour la plupart, à l’aspect sécuritaire. Les travailleurs sociaux, les enseignants, les formateurs et les artistes sont, quant à eux, employés par des associations subventionnées ou par les Communautés. Ces dernières ont finalement la responsabilité de faire rentrer les services extérieurs en prison pour rendre les droits des détenus les plus effectifs possible. Cette tâche n’est pas simple. Le système carcéral est en crise, confronté à la surpopulation, à l’absentéisme des travailleurs et à la vétusté de son infrastructure. Au niveau francophone, la conférence interministérielle (CIM) visant la coordination des politiques d’intervention en lien avec le milieu carcéral s’est réunie en décembre dernier, à l’invitation de la ministre Valérie Glatigny et du ministre-président Pierre-Yves Jeholet. À sa suite, deux objectifs généraux ont été validés concernant le développement de l’action culturelle en prison: œuvrer à l’effectivité des droits culturels des détenus et soutenir des processus d’éducation permanente en prison, notamment avec des publics infra-scolarisés et en cours d’alphabétisation. Des projets culturels sont également proposés aux administrations pénitentiaires. Ils sont le fait, pour la plupart, d’associations actives dans les prisons, parfois en partenariat avec un opérateur culturel. En ce début d’année, j’ai demandé à mon administration d’entamer un chantier transversal sur ce sujet en y associant les opérateurs de terrain. Il est prévu d’instaurer des groupes de travail pour rapporter les activités existantes, lancer une réflexion sur les freins au développement de l’action culturelle en milieu carcéral et formuler des recommandations en vue de favoriser l’activité culturelle destinée aux personnes incarcérées. Singulièrement, la lecture constitue une pratique culturelle à développer en prison. Plusieurs bibliothécaires bénévoles témoignent du fait que la lecture permet de se repérer dans un temps suspendu. Elles écrivent ceci: «Le temps de la lecture n’est pas le temps du zapping, c’est le temps de l’intimité, de la concentration, du recentrage. La bibliothèque peut, d’un livre à l’autre, d’un auteur à un autre, dessiner, le temps d’une détention, une ligne un peu moins heurtée». Bon nombre de prisons proposent des espaces donnant accès à des livres pour les détenus. Ces ouvrages sont souvent le fruit de dons et ne correspondent pas toujours avec les souhaits de lecture des détenus. Ces espaces sont trop rarement investis par des médiateurs-bibliothécaires. Depuis le mois de septembre 2015, le Service de la lecture publique est engagé dans une réflexion visant à permettre aux bibliothécaires travaillant dans des bibliothèques publiques de proposer des médiations favorisant le développement des pratiques langagières en milieu carcéral. Un travail de recensement des différentes activités de lecture publique est en cours. Il aboutira à un état des lieux des bibliothèques accessibles en prison. Une action culturelle en milieu carcéral, quelle qu’elle soit, ne peut réussir que si le personnel pénitentiaire y est sensibilisé. C’est pourquoi j’ai également demandé à mon administration de créer un groupe de travail sur la sensibilisation à l’art et à la culture dans le cadre de la formation du personnel du Centre pénitentiaire école de Marneffe. Cet établissement est du ressort du SPF Justice. Sur ce point et sur beaucoup d’autres, il importe d’avancer en plus grande coordination avec le ministère de la Justice. En France, les ministères de la Culture et la Justice ont conclu, le 25 janvier 1986, un protocole d’accord définissant les principes de l’action culturelle en milieu pénitentiaire. Ce texte fixe quatre objectifs: favoriser la réinsertion des personnes détenues; encourager les prestations culturelles de qualité; valoriser le rôle des personnels pénitentiaires; sensibiliser et associer les instances locales à ces actions. La Belgique gagnerait à se doter de tels objectifs communs. Madame la Députée, je vous remercie pour votre question à laquelle j’ai tenu à apporter une réponse détaillée. Nous avons peu l’occasion de discuter de ce sujet. Or, ce dossier mérite qu’on s’y plonge profondément afin de déterminer les objectifs et priorités à mettre à l’agenda. Je compte bien m’en saisir.
Réplique de Sabine ROBERTY
Je vous remercie, Madame la Ministre, pour toutes ces réponses. La culture en milieu carcéral est un sujet trop peu abordé. Pourtant, les activités culturelles sont des vecteurs d’émancipation. La lecture, tout particulièrement, revêt d’une grande importance. Lors d’un récent prix décerné au journalisme, j’ai eu l’occasion d’écouter un reportage sur la lecture et le chant en prison. Les détenus participants à ces activités de groupe évoquaient les effets sur leur envie d’avancer et d’engager le dialogue, tout comme le respect qu’elles suscitaient chez eux. L’art et la culture insufflent indéniablement une forme de respect pour ce qu’on écoute, ce qu’on lit et ce qu’on produit soi-même. Ces ateliers donnent également aux détenus un aperçu de leurs possibilités. Associer univers carcéral et culture peut effectivement sembler contre nature. C’est le grand écart entre contrôle et sécurité, d’une part, et émancipation, d’autre part. Je suis heureuse d’entendre que vous et votre cabinet vous saisissiez de ce dossier et mettiez sur pied des groupes de travail. Je suis impatiente de voir comment les choses évolueront durant cette législature.
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